Alangui à la terrasse d’un café branché de Tel-Aviv, vêtu d’un tee-shirt à fleurs, d’un pantalon de toile et d’une paire de sandales, Doron Efrati, 23 ans, n’a pas véritablement l’allure du bidasse sans scrupule capable de tirer du lit une famille entière de Palestiniens à la pointe de son fusil. C’est pourtant ce qu’il a fait à l’occasion de son service militaire effectué entre 2003 et 2006 en Cisjordanie. “On débarque en douce dans un quartier, on jette des pierres ou une grenade assourdissante contre la porte d’une maison et on hurle : “C’est l’armée, ouvrez !”. Ensuite, on fait sortir tout le monde dehors et on fouille de fond en comble l’intérieur. Une fois qu’on a fini, on passe à une autre maison et ainsi de suite pendant une bonne partie de la nuit. L’idée, c’est de saisir des armes ou du matériel de propagande, mais surtout de maintenir la population palestinienne dans un état de peur permanente. Comme disent les chefs, “il s’agit de manifester notre présence”.
Dégoûté par ce qu’il a vu et vécu, Doron a décidé de parler, à l’inverse de la plupart des conscrits israéliens, qui s’empressent de partir sous les tropiques pour mieux oublier. Son témoignage figure avec une centaine d’autres dans un livret publié il y a quelques semaines par l’organisation Breaking the Silence (Rompre le silence). Depuis sa création en 2004, cette association, financée par l’Union européenne, a récolté les témoignages d’environ cinq cents anciens soldats, témoins des abus, petits ou grands, vicieux ou criminels, perpétrés par les troupes d’occupation israéliennes dans la région d’Hébron. Des exactions encouragées par le statut très particulier de cette cité qui abrite le tombeau d’Abraham et dont le centre est noyauté par 800 colons juifs, barricadés derrière un dédale de barrages militaires qui pourrit la vie des 160 000 autres habitants de la ville, tous Palestiniens.
“Ça m’est souvent arrivé de prendre la relève de collègues affectés à un barrage et de découvrir que des Palestiniens y sont bloqués et menottés depuis des heures, parce qu’ils ont soi-disant manqué de respect aux soldats“, dit Iftakh Arbel, 23 ans, une autre recrue de Breaking the Silence. Des humiliations, qui à la lecture du fascicule de l’association, apparaissent comme routinières. Il y a, par exemple, ce marchand d’accessoires automobiles chez lequel des soldats viennent se servir sans payer et dont ils menacent de fermer le magasin s’il ose déposer plainte. Il y a aussi cette unité qui, un jour de désoeuvrement, décide de casser les vitres d’une mosquée pour déclencher une émeute et s’offrir une tranche d’”action”. Et puis ce “jeu” que décrit l’un des témoins, consistant à arrêter quelques passants dans la rue et à les étrangler à tour de rôle tout en surveillant sa montre. “Le gagnant est celui qui met le plus de temps à s’évanouir.” Mais il y a plus grave. Le témoignage numéro 49, donné par un soldat qui entend conserver l’anonymat, décrit en détail le passage à tabac d’un jeune lanceur de pierres par un officier israélien. “Il l’a démonté, il l’a mis en pièces, raconte le témoin. Le gamin ne pouvait plus tenir sur ses jambes. Nous, on regardait, indifférents. C’est le genre de truc que l’on faisait tous les jours (…). A la fin, le commandant a mis le canon de son arme dans la bouche du gosse, juste devant sa mère, et a déclaré que la prochaine fois qu’il l’attrapait avec une pierre à la main, il le tuerait.”
Iftakh Arbel a touché de près ce processus d’aliénation qui transforme un bon gars en butor. “Tu alternes huit heures de garde et huit heures de repos pendant dix-huit jours. Ça t’épuise, tu t’ennuies à mourir. Tu te mets à haïr les colons à cause de toutes les horreurs qu’ils commettent et les Palestiniens aussi, parce que leur existence est la raison même de ta présence à Hébron. Alors tu essaies de t’occuper. Tu contrôles un Palestinien sans raison. Et s’il ose protester, tu te retrouves à le frapper, juste parce que tu as le pouvoir.”
Parfois le défouloir se solde par la mort d’un Palestinien. “C’était dans le camp de réfugiés d’Al-Fawwar, au début de l’année 2004, raconte Doron Efrati. Un gamin avait balancé un cocktail Molotov sur nos Jeep. Dans une situation pareille, la consigne c’est de viser le haut du corps, c’est-à-dire de tirer pour tuer, même si ce n’est pas dit explicitement. Le temps que l’on sorte de nos Jeep, le gamin avait disparu. Sur ordre de notre chef, une embuscade a été tendue. Le gamin a finalement été abattu par un sniper, plus de quarante minutes après avoir lancé son cocktail Molotov. Le commandant de la brigade a voulu ouvrir une enquête, mais l’un de ses supérieurs l’en a dissuadé.”
En réaction à la sortie du livret de Breaking the Silence, l’armée israélienne a parlé de “brebis galeuses“, “de témoignages anonymes invérifiables” et insiste sur son souci de juger tous les forfaits dont elle a connaissance. Fin avril, deux gardes frontières qui avaient tué un Palestinien en 2002, en le projetant hors de leur Jeep qui roulait à 80 km/h dans les rues de Hébron, ont été condamnés à six et quatre ans de prison ferme. Une sanction tardive, excessivement légère et surtout trop rare, selon Iftakh. “Il faut que les Israéliens comprennent que leur tranquillité a un coût moral exorbitant, dit-il. Actuellement, ce sont les jeunes appelés qui le paient. Mais bientôt, c’est toute la société qui sera corrompue.”
Le Monde, 31 mai
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